11
Le soleil à son aplomb, Kesla escalada la dune en avance sur le reste de la caravane. Elle voulait être la première à apercevoir Alcazar, bénéficier de quelques instants d’intimité pour ces retrouvailles. Elle arracha le foulard qui recouvrait le bas de son visage et, secouant la tête, fit tomber sa capuche sur ses épaules.
Une demi-lieue plus loin, une falaise de grès rouge jaillissait du désert tel un mastodonte solitaire, un gigantesque navire fendant le sable. Les cristaux de silicate qui piquetaient ses flancs abrupts scintillaient au soleil ainsi que des joyaux. Il fallait un regard perçant pour deviner que cette montagne de roche sculptée abritait une forteresse en son sein. Mais Kesla connaissait ce promontoire comme son propre visage. Alcazar était le seul foyer qu’elle ait connu ; jamais l’ombre et la pierre ne pourraient lui dissimuler ses secrets.
Depuis le sommet de la dune, la jeune fille apercevait les fissures et les crevasses qui dissimulaient les fenêtres et les postes de guet. Elle imagina les sentinelles qui, ayant repéré la caravane en approche, devaient l’observer depuis ces derniers. Elle leva un bras pour saluer ces invisibles guetteurs. Puis elle attendit. Mais elle ne reçut pas de réponse – pas même l’éclat d’un miroir de signalisation.
Kesla baissa le bras, les sourcils froncés. À l’aube, le chaman Parthus avait envoyé deux coureurs des sables prévenir maître Belgan de leur arrivée imminente. Ils avaient dû atteindre la forteresse depuis au moins deux heures…
Avec un soupir, Kesla regarda par-dessus son épaule. Ses compagnons négociaient les derniers lacets de la montée pour la rejoindre. Impatiente de poursuivre sa route, la jeune fille frotta ses pieds dans le sable. Maintenant qu’Alcazar était en vue, elle avait toutes les peines du monde à se contenir. Tant de lunes s’étaient écoulées depuis qu’elle n’avait pas vu ses amis ! Shargyll, la matrone qui lui avait enseigné tout ce qu’elle devait savoir afin de se faire passer pour une fille de cuisine ; Humph, le maître des écuries aux longues oreilles, et sa horde de malluks d’apparat ; sans oublier Crannus, le maître des poisons qui faisait toujours les plaisanteries les plus horribles. Mais une personne lui avait manqué plus que toutes les autres : maître Belgan, son professeur, son protecteur, son confident. De bien des façons, il était le père qu’elle n’avait jamais connu.
Cette dernière idée emplit Kesla de mélancolie. La jeune fille scruta la vaste étendue du désert. D’où venait-elle ? Où dans ce paysage aride se trouvait son véritable foyer ? De nouveau, son regard se posa sur la roche d’Alcazar, et elle sut qu’elle connaissait déjà la réponse à cette question. Son foyer était là.
Elle pivota à l’instant où la caravane atteignait le sommet de la dune. Joach la rejoignit le premier. Son regard fut instantanément attiré par les falaises et les corniches sablonneuses d’Alcazar.
— C’est énorme, commenta-t-il en se tordant le cou pour mieux voir.
Kesla acquiesça avec un sourire timide.
— Entre les maîtres de la guilde, les compagnons et les apprentis, Alcazar abrite plus de quatre cents personnes.
— On ne dirait même pas que c’est habité, s’émerveilla Joach.
— C’est fait exprès. Il y a cinq siècles, à l’époque où la forteresse a été taillée dans le roc, la guilde fuyait Château Drakk qui s’abîmait dans le sud d’Alaséa. Ses membres survivants voulaient un endroit tranquille et sûr, à l’abri des curieux et de leurs poursuivants du Gul’gotha – une citadelle où se regrouper et reconstruire leur organisation mise à mal.
— Je vois, marmonna Joach.
Kesla se rapprocha de lui, mais le jeune homme s’écarta. Elle remarqua qu’il semblait se renfoncer dans sa cape.
Du coin de l’œil, elle le détailla. Toute la journée, Joach s’était montré distant : il avait refusé de soutenir son regard et lui avait parlé sèchement – quand il n’avait pas fait semblant d’être trop occupé pour discuter avec elle. Il n’était pas aussi grossier et méfiant que durant le voyage aérien depuis Val’loa, mais il s’était considérablement refroidi depuis leur promenade sous les étoiles.
— Joach…, commença Kesla d’une voix douce, espérant lui soutirer une explication.
Mais le jeune homme se détourna à l’approche des el’phes qui portaient la civière de Richald.
— Je ferais bien de leur donner un coup de main.
Il s’éloigna hâtivement pour aider les deux marins à hisser leur capitaine par-dessus la crête de sable. Derrière eux, Hunt apparut au sommet de la pente, Sheeshon juchée sur ses épaules.
— Regarde, Kesla ! s’exclama la fillette. Hunt est un malluk !
Kesla sourit.
— Je vois ça.
Sheeshon avait été enchantée de découvrir les bêtes de somme utilisées dans le désert ; elle n’avait cessé de harceler leurs conducteurs tandis que ceux-ci chargeaient et préparaient les créatures à long poil pour la marche vers Alcazar.
Hunt dépassa Kesla en levant les yeux au ciel.
— Avec tout ce que j’ai transpiré en chemin, je dois en avoir non seulement l’apparence, mais aussi l’odeur, plaisanta-t-il.
Et il attaqua la descente à la suite de la civière.
Lentement, le reste de la caravane défila devant Kesla. Sy-wen et Kast ne s’arrêtèrent au sommet de la dune que le temps de boire une gorgée d’eau. À en juger par la façon dont le Sanguinaire dut presser l’outre confectionnée dans un estomac de malluk, ils devaient toucher à la fin de leur ration. Kesla remarqua que le bras blessé de Kast était couvert d’huile de langue de serpent jaunâtre, un puissant baume de cicatrisation. Déjà, sa peau semblait moins rouge et ses ampoules commençaient à disparaître. S’il était une chose que les guérisseurs du désert savaient soigner, c’étaient bien les brûlures : dans cette région, le soleil était impitoyable.
Comme les deux amants s’engageaient à leur tour dans la pente qui conduisait à Alcazar, les hommes du désert passèrent avec leurs malluks croulant sous les paquetages. Les animaux ne semblaient guère affectés par cette longue marche ; ils avançaient avec leur nonchalance habituelle, tandis que leurs conducteurs somnolaient sur leur selle.
Deux fois plus hauts qu’un homme adulte, les malluks possédaient une épaisse fourrure rougeâtre qui régulait la température de leur corps et leur permettait de se fondre dans le paysage du désert. Leurs larges pieds leur offraient un bon appui sur le sable. Au passage, ils étudièrent Kesla de leurs grands yeux bruns. L’un d’eux se pencha vers elle et la renifla pour voir si elle avait quelque chose de bon à manger. La jeune fille le repoussa gentiment mais fermement.
Bientôt, la caravane fut passée, et Kesla resta seule en haut de la dune avec le chaman Parthus. Celui-ci s’appuyait sur un bâton en bois de santal.
— Tu es contente de rentrer, mon enfant ?
— Je me réjouis de revoir bientôt maître Belgan.
Le vieil homme tendit son bras libre à Kesla.
— Alors, ne le faisons pas attendre.
Ensemble, ils attaquèrent la descente.
— Cette nuit, j’ai parlé avec ton compagnon aux cheveux roux.
Parthus avait lancé ces mots sur un ton qui se voulait désinvolte, mais qui sonna faux aux oreilles de Kesla. Il ralentit, feignant d’avoir du mal à traîner ses vieux os et s’appuyant plus lourdement sur la jeune fille tandis que le reste de la caravane les distançait peu à peu.
— Vous voulez dire, Joach ?
— Oui. Nous avons partagé les graines du gre’nesh.
De surprise, Kesla vacilla et faillit s’arrêter. À sa connaissance, aucun chaman du désert n’avait jamais invité un non-initié à prendre part à ce rituel.
— Que s’est-il passé ?
Parthus haussa les épaules.
— La magie onirique est riche en lui. Il fera un allié de poids durant l’assaut à venir contre les goules de Tular.
Kesla toucha le manche de l’arme rangée dans son fourreau.
— Je n’ai besoin que de la dague de noctiverre. Si sa lame est assez acérée pour transpercer la peau du basilic, je n’échouerai pas. Je peux entrer à Tular et en ressortir avant que quiconque m’ait repérée.
— Je ne doute pas de ton talent, Kesla. Mais la véritable bataille contre Tular risque d’être plus difficile à remporter.
— Vous avez consulté les osselets ?
— Oui. (Les sourcils froncés, Parthus détailla les hauteurs d’Alcazar balayées par le vent.) Mais une prophétie n’est pas toujours nécessaire pour voir l’avenir. Parfois, il suffit d’ouvrir les yeux.
Kesla se surprit à suivre le regard du chaman. Les occupants de la forteresse ne donnaient pas davantage signe de vie que lorsque la jeune fille leur avait fait signe depuis le sommet de la dune. Déjà, l’avant de la caravane pénétrait dans la fissure noire qui s’enfonçait à l’intérieur de la roche. Kesla écouta, mais n’entendit aucun cor annoncer son retour. Personne ne bougeait sur les corniches réservées aux sentinelles. Elle plissa les yeux, tentant de distinguer les gardes en tenue de camouflage sur leur perchoir rocheux. Ou ils étaient très bien cachés, ou il n’y en avait pas.
Un frisson d’inquiétude courut sur la peau de la jeune fille, la chatouillant comme les pattes d’une araignée dans le noir. Mais, devant elle, l’arrière de la caravane disparut dans l’étroit canyon sans incident.
Kesla jeta un coup d’œil au chaman qui continuait à se traîner dans le sable. Il ne semblait pas s’inquiéter. Alors, pourquoi lui avait-il parlé de Joach et de Tular ? Pourquoi avait-il fait allusion à un problème, mais sans le nommer ?
— C’est un test, marmonna le vieillard comme s’il avait lu dans les pensées de Kesla. Un rite de passage.
— Pour moi ? s’étonna la jeune fille.
Parthus haussa les épaules.
— Ton ami doit découvrir l’étendue de son pouvoir et de sa force.
— Qui, Joach ?
De nouveau, le vieillard haussa les épaules.
La panique envahit Kesla. Les yeux écarquillés, elle détailla le promontoire massif qui la surplombait. Le soleil accentuait les ombres et la rougeur de ses falaises, donnant l’impression que du sang dégoulinait sur la roche.
— Je dois l’aider !
Elle fit mine de s’élancer, mais Parthus lui saisit le bras.
— Ce test lui est réservé, Kesla. Tu ne peux pas le passer à sa place.
Folle de peur et d’inquiétude, la jeune fille utilisa un des mouvements appris pendant sa formation pour se dégager de l’étreinte du vieillard. Mais alors même que ses pieds volaient au-dessus du sable en direction d’Alcazar, son cœur savait déjà qu’elle arriverait trop tard.
Joach fut le premier à franchir la herse d’Alcazar, suivi par les marins el’phes qui portaient la civière de Richald.
Deux choses le frappèrent immédiatement. D’abord, la beauté de la citadelle. Comme il s’avançait dans la cour centrale, Alcazar se révéla à lui dans toute sa splendeur. Il tourna sur lui-même pour mieux la voir. Des tours incroyablement élancées, des aiguilles en spirale et des statues gigantesques se détachaient contre les falaises, sculptées au cœur même du promontoire de grès. C’était magnifique.
Mais tandis que les autres le rejoignaient, un malaise diffus supplanta l’émerveillement de Joach. Hunt dut se faire la même réflexion que le jeune homme, car il posa Sheeshon par terre en demandant :
— Où sont les gens ?
La forteresse semblait déserte. La porte n’était pas gardée. Personne n’était descendu dans la cour pour accueillir les voyageurs. Joach ne connaissait pas les coutumes de la région, mais il trouvait étrange que des assassins ne se montrent pas plus vigilants.
Kast se rapprocha, flanqué de Sy-wen.
— Ça ne me plaît pas du tout, gronda-t-il.
Comme pour ponctuer sa phrase, la herse d’Alcazar retomba derrière eux. Ses pointes se logèrent dans leur cavité avec un fracas de mauvais augure.
Joach fit volte-face. Des barreaux métalliques séparaient désormais les compagnons des hommes du désert. Les deux groupes semblaient également abasourdis par le tour inattendu que prenaient les événements. Seul Innsu, le grand assassin ami de Kesla, se retrouvait prisonnier de la citadelle avec deux de ses camarades.
— Quelque chose cloche, déclara-t-il en tournant sur lui-même.
Il repoussa sa cape d’un geste ample. Son sabre étincela dans la vive clarté de la cour.
— C’est un piège, devina Sy-wen.
Kast avait déjà dégainé son épée. Les porteurs el’phes déposèrent la civière de Richald sur les pavés et sortirent les arbalètes qu’ils dissimulaient sous leur cape. Hunt poussa Sheeshon derrière lui en saisissant la hache passée à sa ceinture.
Joach chercha machinalement la dague de noctiverre avant de se rappeler qu’il l’avait donnée à Kesla. Faute d’arme, il se contenta de scruter les hauteurs alentour et d’attendre que les auteurs du piège passent à l’attaque.
De l’autre côté de la cour, une double porte s’ouvrit à la volée, poussée par une force bien supérieure à celle d’une paire de bras humains. Ses épais battants de bois s’écrasèrent contre la pierre, si brutalement qu’ils s’arrachèrent à leurs gonds métalliques et basculèrent sur le sol.
Deux silhouettes émergèrent des ténèbres du château et s’avancèrent dans la cour baignée de soleil. La première appartenait à un homme de haute taille, vêtu d’une cape rouge et irradiant l’autorité. Son teint pâle et sa crinière blanche contrastaient avec la peau et les cheveux sombres des gens du désert. Mais ce qui retint l’attention de Joach, ce furent ses yeux rougeoyant de colère.
— Je vois notre fin, lança-t-il d’une voix forte en balayant les compagnons du regard. Je vois un gamin qui apporte la destruction au peuple du Désert de Sable.
— Maître Belgan ? (Innsu fit un pas vers lui en baissant son sabre.) Vous vous méprenez. Ces gens ne nous veulent pas de mal. D’après le chaman Parthus…
— Silence ! Aboya l’homme pâle.
Joach remarqua l’expression choquée d’Innsu. Que se passait-il donc ?
La deuxième silhouette, entièrement dissimulée par sa cape et par le foulard de soie qui recouvrait son visage, contourna maître Belgan d’un pas trainant. Elle avait le dos courbé et marchait en s’aidant d’une canne.
— N’écoutez pas ce jeune imbécile, chuchota-t-elle à l’oreille du chef de la guilde. De toute évidence, il est sous l’emprise du frère de la sor’cière et de sa magie noire.
Joach se figea tandis que son sang se glaçait dans ses veines. Même très basse, il aurait reconnu cette voix entre mille. Elle avait résonné dans sa tête pendant plus de la moitié d’un hiver. Jamais il ne l’oublierait. Il savait qui se tenait à la droite de maître Belgan : le meurtrier de ses parents. L’homme qui l’avait arraché à sa sœur et s’était servi de lui comme d’une marionnette.
Le mage noir Greshym.
La silhouette voûtée agita discrètement son bâton. Un instant, les yeux de Belgan brillèrent plus fort, comme s’il avait de la fièvre. Joach reconnut un effet secondaire du sort d’influence – un des instruments préférés de Greshym. Visiblement, le maître assassin luttait contre la possession ; il se débattait pour s’arracher au brouillard de mensonges et de traîtrise que le mage noir avait répandu dans son esprit.
Maintenant qu’il était averti, Joach sentait presque l’énergie ténébreuse à l’œuvre dans la citadelle, cette énergie qu’il avait brièvement tenté de manipuler après s’être emparé du premier bâton de Greshym. Plissant les yeux, il étudia le nouveau bâton du mage noir. Des cristaux verdâtres sertis sur toute sa longueur brillaient d’un éclat malsain, telles des pustules se détachant sur l’écorce grise. Il semblait encore plus dangereux que son prédécesseur taillé dans du pol’bois. À cette distance, le pouvoir qu’il irradiait (et avec lequel il alimentait son porteur) faisait vibrer le sang de Joach.
Des émotions puissantes flamboyèrent dans le cœur du jeune homme : rage, peur, haine. Il détailla le bâton avec un mélange de répugnance et de désir. Une partie de lui était attirée par l’énergie qui émanait de cet instrument corrompu. Il serra les poings et, incapable de se contenir, fit un pas en avant.
Greshym tourna son regard vers lui. Dans un visage ravagé par les siècles, des yeux recouverts d’un voile laiteux fixèrent Joach avec un amusement triomphant.
Derrière le mage noir, une créature trapue apparut sur le seuil du château. Ses sabots fourchus descendirent les trois marches qui conduisaient à la cour et s’arrêtèrent à une demi-main de l’ourlet de la robe de Greshym. Au-dessus d’un museau plat, des yeux porcins foudroyèrent Joach, tandis que deux oreilles pointues se plaquaient en arrière, exprimant une agressivité ouverte.
— Tu aimes mon nouvel animal de compagnie, Joach ? chuchota Greshym. Après ton départ, j’ai eu besoin d’un autre toutou.
Avant que le jeune homme puisse répondre, le mage noir toucha l’épaule de maître Belgan avec son bâton.
D’un mouvement raide comme celui d’un pantin, le chef de guilde leva le bras. Un signal. Tout autour de la cour – aux fenêtres, aux portes et sur les corniches – jaillirent des dizaines d’hommes et de femmes armés jusqu’aux dents.
Face à leurs arcs, leurs épées et leurs haches, Joach recula vers ses compagnons.
Greshym agita de nouveau son bâton. Maître Belgan baissa le bras, fendant l’air du tranchant de sa main.
— Tuez-les ! glapit-il. Tuez-les tous !
Kesla atteignit la faille qui conduisait vers le cœur d’Alcazar au moment où l’ordre de maître Belgan se répercutait à la surface du sable. Elle se figea. Que se passe-t-il ?
Un malluk roulant de grands yeux effrayés jaillit de la pénombre du canyon et galopa vers la jeune fille. Kesla plongea sur le côté et manqua se faire piétiner comme l’animal s’enfonçait dans le désert, semant derrière lui les paquetages qu’il portait sur son dos. Son conducteur lui courait après ; il s’égosillait en brandissant son fouet, mais en vain. Son front saignait. Il avait dû être désarçonné par sa monture.
Quand il passa près d’elle, Kesla l’arrêta.
— Quel est le problème ?
Déjà, le fracas des armes qui s’entrechoquent parvenait jusqu’à elle depuis les entrailles du promontoire. Plus loin dans le canyon, des hommes hurlaient.
— Une embuscade, répondit très vite le conducteur de malluks dans la langue du désert. Le maître d’Alcazar est devenu fou. Il a fermé les portes du château et veut massacrer les étrangers.
— Pourquoi ? demanda Kesla.
L’homme secoua la tête en signe d’ignorance et se lança de nouveau à la poursuite de sa monture, laissant Kesla seule à l’entrée du canyon. La jeune fille tenta de comprendre ce qu’il venait de lui dire, mais ça n’avait pas de sens pour elle.
Se détournant de la faille, elle rebroussa chemin dans le désert et entreprit de contourner le promontoire. Quand ils étaient plus jeunes, Innsu et elle avaient l’habitude de sortir d’Alcazar en douce. Tous deux suivaient la voie du serpent, et il existait fort peu de murs qu’ils ne pouvaient escalader.
Bondissant par-dessus un éboulis, Kesla atteignit un endroit où la paroi semblait à-pic. Elle roula des épaules pour se débarrasser de sa cape. Puis, d’un geste du poignet, elle projeta une corde et son grappin vers une petite saillie qui la surplombait. Une secousse donnée d’une main experte lui permit d’affermir la prise des crochets dans la roche. Cela fait, elle entreprit de se hisser le long du filin en soie d’araignée tressée.
Lorsqu’elle fut assez haut, Kesla utilisa son poids pour se balancer tout en laissant ses pieds courir le long de la paroi. Au bon moment, elle poussa de toutes ses forces afin de se propulser vers une étroite corniche. Elle lâcha sa corde d’une main et s’accrocha au rebord de pierre. Suspendue dans cette position précaire, elle entortilla son pied dans la corde afin de ne pas la perdre, puis libéra sa deuxième main pour saisir la corniche. Très vite, elle effectua un rétablissement sur celle-ci. Elle se redressa, récupéra sa corde, tira dessus d’un coup sec pour décrocher le grappin et enroula le tout autour de sa taille.
Kesla répéta cette manœuvre deux fois, jusqu’à ce qu’elle atteigne le sommet. Là se trouvait un poste de garde abandonné depuis longtemps et oublié de tous, ou presque. Innsu et elle l’avaient découvert quelques années plus tôt. La jeune fille se dirigea vers le minuscule tunnel qui s’enfonçait dans la roche. On ne pouvait l’emprunter qu’à quatre pattes, aussi se traîna-t-elle sur toute sa longueur en s’écorchant les paumes et les genoux.
Dans l’espace confiné du tunnel, la panique gonfla son cœur. Pourquoi maître Belgan avait-il attaqué ses compagnons ?
Poussiéreuse et écorchée, Kesla atteignit enfin l’extrémité du passage. Elle utilisa un miroir pour examiner l’intérieur de la petite pièce dans laquelle il débouchait. Ne voyant rien d’autre que quelques caisses et un tapis roulé dans un coin, elle s’extirpa du tunnel, tous les sens en alerte. Une fois debout, elle se dirigea vers la porte, colla une oreille contre le battant de bois et testa ses gonds. Un craquement discret se fit entendre comme elle tournait la poignée et entrebâillait la porte.
De l’autre côté s’étendait un couloir désert, au sol couvert d’une poussière qui ne semblait pas avoir été dérangée depuis longtemps. Kesla n’hésita pas. Elle possédait la sagesse nécessaire pour distinguer les moments où la patience était de mise et ceux où la rapidité était la clé de la réussite – elle l’avait apprise de la bouche même du maître des lieux.
En quelques enjambées rapides, elle gagna l’escalier qui descendait vers les niveaux plus fréquentés de la forteresse. Comme elle dévalait les marches, les bruits de bataille s’amplifièrent autour d’elle : hurlements de douleur ou de rage, fracas de l’acier.
En atteignant le cinquième étage, Kesla tourna le dos à l’escalier pour s’élancer vers les fenêtres et les balcons qui ouvraient sur la cour centrale. Elle n’avait pas fait dix pas lorsqu’elle bouscula un apprenti de la guilde, un garçon de cinq ans son cadet qui courait en sens inverse. Il portait un arc en bandoulière et son carquois était vide.
À la vue de Kesla, ses yeux s’écarquillèrent. La jeune fille le saisit par les épaules avant qu’il puisse s’enfuir.
— Que se passe-t-il, Symion ? Pourquoi attaques-tu les étrangers ?
Le jeune garçon frémit.
— Maître Belgan dit qu’ils viennent nous détruire, que ce sont des suppôts de la sor’cière que tu as tuée.
— Tuée ? De quoi parles-tu ?
— Tu es ensor’celée ! Tu as ramené la mort à Alcazar !
Symion tenta de se dégager en utilisant la technique du nœud sanglé, mais Kesla contra facilement et le maintint immobile.
— Sornettes, siffla-t-elle. Nul enchantement ne me tient sous son emprise. La sor’cière est toujours vivante ; de son plein gré, elle a offert de nous aider dans notre lutte contre Tular.
La méfiance brillait dans les yeux de l’enfant.
— C’est vrai, Symion, insista Kesla. Il faut mettre un terme à cette bataille, sans quoi, tout espoir de sauver le Désert de Sable sera perdu. Tu dois me conduire à quelqu’un qui m’écoutera.
— Mais le frère de la sor’cière…
— Joach ?
Symion se rembrunit.
— Un voyageur s’est présenté à nos portes. Il est resté enfermé avec maître Belgan pendant toute une demi-journée. Quand maître Belgan est ressorti, il était convaincu que le frère de la sor’cière voulait venger la mort de sa sœur et qu’il constituait un danger pour tous les habitants du Désert de Sable.
Kesla fut choquée. Le chef de leur guilde n’était pas du genre à croire les rumeurs et les insinuations. Qu’est-ce qui avait bien pu le persuader que Joach et ses compagnons menaçaient leur survie ? Une fois de plus, ça n’avait pas de sens. Maître Belgan n’aurait pas agi sans preuves irréfutables.
Un instant, la jeune fille en vint à douter de son propre jugement. Était-il possible qu’elle se soit laissée abuser ?
Elle secoua la tête. Non.
— Maître Belgan a dû se faire duper, marmonna-t-elle, même si cette idée l’ébranlait jusqu’au tréfonds de son être.
Distraite, elle ne put empêcher Symion de se libérer et de se mettre hors de son atteinte.
— C’est toi qui t’es laissé duper ! cria le jeune garçon.
Avant qu’elle puisse l’arrêter, il s’engouffra dans un passage latéral. Kesla l’entendit élever la voix pour donner l’alerte.
Elle s’élança vers les fenêtres. Elle devait voir ce qui se passait – et trouver un moyen d’endiguer la démence qui avait infiltré son foyer.
Comme elle franchissait l’angle d’un couloir, la jeune fille fut éblouie par le soleil qui entrait à flots par une porte-fenêtre grande ouverte. Elle se précipita vers le balcon. Celui-ci était vide ; sans doute s’agissait-il du poste assigné à Symion durant l’embuscade. L’enfant avait dû tomber à court de flèches et partir en chercher d’autres.
Sortant dans la lumière éblouissante du milieu de journée, Kesla se dirigea vers la balustrade. La clameur de la bataille enfla sous elle. Elle se pencha par-dessus la rambarde pour mieux voir.
Le chaos régnait dans la cour centrale. Les pavés étaient inondés de sang. Des corps jonchaient le sol. Le fracas de l’acier se mêlait aux cris de rage et aux hurlements de douleur des combattants.
Au milieu de la mêlée, Kesla repéra aisément ses amis. Kast et Hunt se battaient avec une hache dans une main et une épée dans l’autre. Tels des tourbillons jumeaux et meurtriers, ils éliminaient tous ceux qui avaient le malheur de passer à leur portée. Ensemble, ils protégeaient Sy-wen et Sheeshon. Ils ne laisseraient personne s’approcher d’elles.
Non loin d’eux, Innsu tourbillonnait et frappait avec la rapidité foudroyante d’un serpent. Son sabre décrivait des moulinets et des éclairs tandis que deux autres hommes du désert couvraient ses flancs. Même depuis son perchoir, Kesla vit le masque de douleur fixé sur le visage de son ami alors qu’il tuait des gens qu’il connaissait par leur prénom.
Depuis le mur du fond, une volée de flèches fila vers les étrangers et leurs alliés. Mais, au lieu de s’abattre en pluie sur eux, elle fut détournée par une brusque rafale. En contrebas, Kesla aperçut la source de cette opportune bourrasque.
Richald s’était redressé sur sa civière brisée. Le bras qu’il tenait en l’air scintillait d’énergie. Autour de lui, les marins el’phes exécutaient une habile chorégraphie avec leurs arbalètes et leurs épées argentées. Ils protégeaient leur capitaine blessé. Comme ceux d’un papillon aux ailes frémissantes, leurs mouvements étaient presque trop rapides pour que l’œil puisse les suivre. Sans relâche, ils distribuaient la mort à leurs adversaires proches ou plus éloignés.
Soudain, Richald fit un geste du poignet, et les flèches se retournèrent contre ceux qui les avaient envoyées. Des hommes et des femmes tombèrent. Kesla vit une fillette de huit hivers tout au plus recevoir un trait dans l’œil et s’écrouler en se tordant sur le sol. Elle connaissait le nom de l’enfant. Lisl.
Des larmes de frustration et de colère brouillèrent la vue de la jeune fille. Jamais maître Belgan n’aurait autorisé une apprentie si jeune à se battre. Jamais il n’aurait consenti à ce massacre – s’il avait eu tous ses esprits.
Le combat se poursuivit.
Sur la droite, quelqu’un hurla, dégringola d’un balcon et alla s’écraser sur les pavés en contrebas, un carreau el’phique planté dans le cou.
La mort avait vraiment pris possession d’Alcazar – mais pas pour la raison avancée par maître Belgan. Cette bataille n’était pas motivée par un désir de vengeance, mais par un mensonge. Deux alliés avaient été dressés l’un contre l’autre. Pourquoi ? Et surtout, par qui ?
Kesla scruta la cour ensanglantée. Enfin, en se penchant très bas par-dessus la rambarde, elle aperçut la réponse à ses questions directement à son aplomb. Maître Belgan se tenait à l’entrée principale de la forteresse, facile à repérer avec sa cape rouge et sa longue chevelure blanche. À ses côtés, un vieillard au dos voûté s’appuyait sur un bâton. Kesla le voyait pour la première fois, mais elle n’eut pas de mal à deviner qui il était : le mystérieux voyageur dont Symion lui avait parlé.
Une créature difforme gambadait autour des deux hommes. Visiblement affolée par l’odeur du sang, elle faisait claquer ses mâchoires et griffait la cape de maître Belgan. Celui-ci, toutefois, semblait indifférent à ses cabrioles et à ses braiments. Son absence de réaction dissipa les derniers doutes de Kesla. Le chef de guilde était possédé, sous l’influence d’un sort qui le privait de sa volonté.
Le vieillard au dos voûté tendit un bras terminé par un moignon. Ce mouvement détourna l’attention de Kesla de l’affreuse petite créature. Maître Belgan fit un pas sur le côté. Alors, la jeune fille vit ce que l’inconnu désignait.
Au pied des escaliers, deux assassins confirmés – Dryll et Ynyian, maîtres de la chasse – forcèrent quelqu’un à s’agenouiller. Une flèche était plantée dans l’épaule du prisonnier. Sur un geste de Belgan, sa capuche lui arrachée. Il leva les yeux vers les hommes qui le tenaient et les foudroya regard.
Kesla hoqueta en portant un poing à sa gorge.
C’était Joach.
Joach reporta son attention sur Greshym et lui cracha à la figure.
Il avait visé juste. Mais le mage noir se contenta de sourire, sans même prendre la peine d’essuyer la salive qui lui coulait sur le menton.
La réaction des chasseurs fut moins clémente. Une main empoigna les cheveux de Joach et lui tira brutalement la tête en arrière. Une voix siffla à son oreille :
— N’insulte plus jamais un hôte d’Alcazar.
De l’autre côté du jeune homme, le deuxième assassin empoigna la flèche plantée dans sa chair et l’enfonça plus profondément. L’épaule de Joach s’embrasa. Il voulut se retenir de crier, mais la douleur était trop forte. Un hurlement s’arracha à sa gorge. Ses yeux se remplirent de larmes.
Quelques instants plus tôt, Joach avait été renversé par l’impact de la flèche du chasseur. Il s’était retrouvé choqué, incapable de bouger, même quand le flux de la bataille avait diminué devant lui. Coupé de ses compagnons, il avait été facile à capturer.
La main qui lui tenait les cheveux le lâcha, et Joach s’affaissa sur les pavés. Derrière lui, les cris des combattants et le fracas de l’acier s’assourdirent comme la douleur menaçait de le submerger.
Puis quelqu’un se pencha vers lui. Il leva la tête à grand-peine. Une créature hideuse batifolait autour des chevilles du mage noir, reniflant le sang de Joach. Greshym la repoussa du pied et tendit son bâton vers le blessé.
Joach lutta pour se dérober, mais les deux assassins l’en empêchèrent. L’extrémité du bâton d’un gris cadavérique s’agita devant ses yeux.
— Tu sens la magie qu’il contient, n’est-ce pas ? lança Greshym. Tu as goûté au pouvoir obscur. Il t’a marqué, Joach.
— Non, hoqueta le jeune homme.
Mais, de fait, il percevait l’énergie qui courait à travers le bois immonde et pulsait dans ses cristaux verts. Il avait du mal à détacher son regard du bâton à la beauté ténébreuse. Son sang se souvenait d’avoir manipulé l’inique magie du feu incendiaire.
Involontairement, une des mains de Joach se tendit vers l’instrument. C’était sa main mutilée, dont deux doigts avaient été rongés par des sangsues dans les catacombes de Val’loa, cette même main qui avait jadis manié le bâton de pol’bois. Elle était attirée par la magie noire comme du fer par un aimant. Du sang gouttait du bout de ses doigts – le sang qui avait coulé le long du bras de Joach depuis son épaule blessée.
Le sourire ridé de Greshym s’élargit.
Une partie de Joach savait qu’il serait perdu s’il touchait le nouveau bâton du mage. Celui-ci capturerait son esprit à jamais. Pourtant, le jeune homme ne pouvait pas résister. Ses doigts ensanglantés s’étirèrent vers le bois gris gorgé de pouvoir. Au fond de son cœur, un cri déchirant s’éleva. Il ne lui restait qu’un instant avant l’annihilation totale. Dès qu’il toucherait le bâton, c’en serait fini de lui, et il le savait.
Un hurlement sauvage résonna tout près de lui, brisant l’enchantement ténébreux qui le tenait sous son emprise. Joach jeta un coup d’œil sur le côté. La créature tapie aux pieds de Greshym lui bondit dessus. Affolée par la faim, incapable de résister à la chair ensanglantée qu’on agitait devant elle, elle ouvrit une large gueule et engloutit la main de Joach jusqu’au poignet. Des dents effilées comme des rasoirs se plantèrent dans la chair du jeune homme, la transperçant jusqu’à l’os.
Joach tenta de se dégager, mais la créature tint bon. Elle secoua son bras comme un chien se battant pour un os.
— Non, Rukh ! glapit Greshym, fou de rage.
Il assena un violent coup de bâton à la créature. Celle-ci vola dans airs, alla heurter le mur et atterrit en boule sur les pavés. Elle se tortilla en gémissant. Sa chair fumait à l’endroit où le bâton l’avait frappée.
L’explosion de magie repoussa Joach en arrière, dans les jambes des deux chasseurs. À genoux, il leva son bras blessé. Du sang coulait à flots depuis le moignon de son poignet. Sa main avait disparu.
Très vite, un des assassins entortilla un morceau de corde autour de son bras, serrant le plus fort possible pour couper sa circulation sanguine. Joach se sentit défaillir et tomber face contre terre. Avant qu’il touche le soit, quelqu’un lui donna une bourrade qui le fit pivoter et encaisser l’impact sur son épaule indemne. Il roula sur le flanc, juste assez pour voir ce qui passait dans le reste de la cour.
Sang, acier, cris, cadavres et blessés… Au milieu de ce chaos, une tache noire s’élargissait. Malgré la douleur et le choc, Joach tenta de se concentrer dessus. Un nuage de fumée. Celui-ci se mua en un immense dragon ailé accroupi au centre de la cour. La créature poussa un rugissement furieux.
Ragnar’k…
— Emparez-vous du gamin ! aboya Greshym. Emmenez-le à l’intérieur !
Les deux assassins hésitèrent.
Joach tourna la tête. Greshym fit signe à l’homme pâle, qui était resté aussi immobile qu’une statue pendant toute la scène. Ce dernier se tourna vers les chasseurs.
— Emmenez le gamin ! croassa-t-il telle une marionnette dont on vient de tirer les fils.
— Oui, maître Belgan.
Joach fut relevé de force et suspendu entre les deux hommes. Greshym les précéda dans la pénombre du château. La créature meurtrie les suivit, se prosternant aux pieds du mage noir.
Au moment où il franchissait le seuil d’Alcazar, Joach se tordit le cou pour regarder en arrière. Il vit Ragnar’k ouvrir une trouée sanglante parmi les assassins et infléchir le cours de la bataille. Mais pour lui, il était déjà trop tard. Les deux chasseurs emportèrent son corps inerte dans les profondeurs de la citadelle.
Devant lui, Greshym leva son bâton qui brillait dans la pénombre. Derrière lui, les portes brisées du château se refermèrent à la volée, avec un claquement aussi définitif que celui du couvercle d’un cercueil.
Sy-wen était juchée sur le dos de son dragon. À cause de son aile blessée, Ragnar’k ne pouvait pas s’envoler hors de cet espace confiné, mais il pouvait défendre leurs compagnons qui s’affaiblissaient à vue d’œil. Jusqu’ici, ils avaient réussi à repousser leurs agresseurs grâce à leur magie et à la force de leurs bras, mais ni l’une ni l’autre n’étaient inépuisables. Contre des adversaires aussi nombreux, ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils soient submergés.
Ainsi, Sy-wen n’avait pas eu d’autre choix qu’invoquer Ragnar’k. Kast et elle avaient retardé ce moment le plus possible, dans l’espoir que les habitants d’Alcazar finiraient par reprendre leurs esprits. Après avoir conjuré un énorme dragon noir au milieu de leur citadelle, les compagnons auraient du mal à les convaincre qu’ils n’étaient pas des envoyés du Gul’gotha !
Cette inquiétude s’avéra rapidement fondée. La brusque apparition de Ragnar’k déclencha une panique générale. De nombreux défenseurs s’enfuirent. Les plus lents se firent piétiner par les autres. Ceux qui continuèrent à se battre – les plus courageux et les plus doués – redoublèrent de férocité.
Dès lors, les compagnons n’avaient plus guère d’espoir de gagner la confiance de la guilde. Il ne leur restait qu’à s’enfuir et à tenter de nouveau leur chance dans le désert.
À l’aide de ses ailes, de ses griffes et de ses crocs, Ragnar’k dégagea un espace entre attaquants et défenseurs. Derrière l’énorme créature, les compagnons se rassemblèrent dans un coin de la cour, non loin de la porte d’Alcazar. S’en suivit un répit temporaire comme les deux camps se regroupaient. Les étrangers devaient trouver un moyen de sortir de la forteresse.
Sy-wen tendit un doigt vers la herse.
— Tu pourrais arracher ces barreaux ?
Un ricanement méprisant résonna dans sa tête.
— Cette cage est trop petite pour contenir Ragnar’k.
Comme le dragon pivotait, Richald s’agita sur sa civière, et un vent magique porta sa voix affaiblie jusqu’au perchoir de Sy-wen.
— Joach… Je ne le vois nulle part.
Sy-wen se retourna sur son perchoir pour scruter le coin de la cour. L’el’phe avait raison. Joach manquait à l’appel. Dans la confusion de la bataille, il avait dû être séparé de ses compagnons. Sy-wen balaya la cour du regard mais ne vit rien. Elle se redressa légèrement sur le dos du dragon.
— Joach ! s’époumona-t-elle.
Pas de réponse. Une flèche siffla près de son oreille. Elle se coucha sur l’échine de Ragnar’k, à l’abri de ses ailes légèrement dressées.
Une voix aiguë résonna de l’autre côté de la cour, en hauteur. Plissant les yeux, Sy-wen aperçut Kesla sur un balcon. Comment était-elle arrivée jusque-là ?
— Joach a été capturé ! hurla Kesla d’une voix aussi perçante que le cri d’un aigle. Ils l’ont emmené à l’intérieur ! Je vais essayer de le trouver, mais une magie noire a pris racine ici ! Échappez-vous dans le désert ! Retrouvez le chaman Parthus ! Je vous rejoindrai avec Joach si je peux !
Sy-wen leva un bras pour lui indiquer qu’elle avait entendu.
La voix de Hunt résonna près de l’aile de Ragnar’k :
— Ça pourrait être un piège. C’est Kesla qui nous a conduits dans cette embuscade. Comment pouvons-nous être sûrs qu’elle ne veut pas de mal à Joach ?
Innsu, le jeune assassin, entendit le Sanguinaire et répliqua sur un ton brûlant :
— Kesla n’est pas une traîtresse !
Sy-wen considéra leurs deux avis – mais surtout, elle se souvint de la façon dont Kesla avait regardé Joach pendant le voyage jusqu’à Alcazar. Il n’était pas très difficile de lire dans le cœur de la jeune fille. Seule une femme pouvait reconnaître l’amour dans les yeux d’une autre. Sy-wen se redressa sur le dos de Ragnar’k.
— Elle ne trahira pas Joach, dit-elle fermement.
Puis elle se tourna et donna à Ragnar’k l’ordre mental d’attaquer la herse.
Le dragon poussa un grognement. Son cou se tordit ; des crocs aussi longs que l’avant-bras de Sy-wen se refermèrent sur les barreaux. La mer’ai sentit les muscles de son amant se tendre et saillir sous l’effort tandis que le métal résistait et que les griffes argentées de Ragnar’k s’enfonçaient dans les pavés.
Un des assassins profita de cet instant de distraction pour s’élancer en brandissant une hache. Hunt se coula sous l’aile du dragon pour lui barrer le chemin.
Leurs deux haches s’entrechoquèrent bruyamment. Ils étaient aussi bons combattants l’un que l’autre, mais la fatigue commençait à se faire sentir chez Hunt. Le Sanguinaire glissa dans une flaque de sang et rata sa parade. Le manche en bois de l’arme adverse s’abattit sur son front. Il bascula en arrière. L’assassin bondit pour lui porter le coup de grâce.
— Ragnar’k ! glapit Sy-wen.
— J’ai vu, ma Liée.
Une des ailes du dragon se détendit, frappant l’assassin en pleine poitrine. Depuis son perchoir, Sy-wen entendit des côtes se briser, et l’homme vola à travers la cour.
Hébété, Hunt se releva maladroitement et essuya le sang qui maculait ses lèvres. Il cracha une dent qui ricocha sur les pavés, puis foudroya du regard le reste des assassins comme pour les mettre au défi d’approcher.
Aucun d’eux ne bougea. Ils semblaient trop heureux de laisser repartir les étrangers.
Un grincement métallique incita Sy-wen à reporter son attention sur la herse. D’une dernière secousse, Ragnar’k arracha celle-ci, ainsi qu’une partie des barreaux qui fermaient le canyon à son aplomb. Il laissa tomber le tout dans la cour, sur les pavés ensanglantés où ils s’écrasèrent avec fracas.
À présent que la voie était ouverte, Sy-wen fit signe à leurs compagnons de s’y engager. Ragnar’k et elle protégeraient leurs arrières.
De l’autre côté de la porte, les hommes du désert qui les avaient accompagnés depuis Oo’shal prirent les blessés en charge. L’un d’eux s’avança, surveillant le dragon d’un œil méfiant.
— Le chaman Parthus vous attend dans le désert.
Sy-wen acquiesça.
— Dépêchez-vous, dit-elle à ses amis.
Innsu aidait un de ses camarades à marcher, cependant que Hunt portait Sheeshon. La fillette était visiblement terrifiée. Parce que sa civière était cassée et ses marins trop affaiblis par la bataille, Richald accepta que deux hommes du désert le portent entre eux. Meurtris, ensanglantés et traînant la patte, ils battirent en retraite dans le canyon.
Lorsque les autres lui parurent en sécurité, Ragnar’k s’engagea à son tour dans la faille, mais à reculons pour guetter une dernière attaque éventuelle. Celle-ci ne vint jamais. Personne n’avait envie de défier un tel monstre, surtout alors qu’il se retirait de son plein gré.
Sy-wen balaya la cour du regard. Le sang versé faisait virer les pavés rouges au brun. Des corps distordus jonchaient le sol. L’air même empestait la mort.
La jeune fille leva les yeux vers le château proprement dit. Même si les combats avaient cessé dans la cour, le dernier acte de la bataille s’apprêtait à se jouer quelque part dans ces couloirs obscurs. Deux des compagnons n’avaient pas encore réussi à s’échapper. Sy-wen leur souhaita bonne chance.
— Puisse la Douce Mère vous protéger tous les deux.
Kesla filait dans les couloirs, les orteils effleurant à peine le sol, l’oreille tendue en quête du moindre bruit. Elle devait découvrir où maître Belgan et le voyageur avaient emmené Joach. Elle avait vu la créature hideuse attaquer le jeune homme. Celui-ci avait besoin d’un guérisseur dans les plus brefs délais. Mais Kesla devait se montrer prudente. De toute évidence, l’inconnu au dos voûté disposait d’une magie ténébreuse.
Dévalant des escaliers et enfilant des passages dans un silence presque absolu, la jeune fille atteignit enfin le rez-de-chaussée de la forteresse. Avant de pénétrer dans la grande salle de réunion, elle tira sa capuche sur sa tête pour dissimuler son visage. Puis elle étudia la pièce bondée. Des gens se pressaient là, aidant les blessés ou marchant le regard mort. Tous semblaient choqués et épuisés jusqu’à la moelle. Des domestiques circulaient parmi eux, apportant de l’eau chaude, des bandages, des plantes médicinales et des baumes cicatrisants.
Tête baissée, Kesla traversa la pièce d’un pas assuré. Mais elle ne put s’empêcher de frémir en entendant les grognements et les cris de douleur qui résonnaient autour d’elle. Comme elle longeait un mur, des voix familières retinrent son attention. Elle ralentit.
— Je n’arrive pas à croire que maître Belgan n’ait pas au moins essayé de discuter avec ces étrangers. (C’était Humph, le maître des écuries d’Alcazar. Impossible de se méprendre en voyant ce corps trapu et ces bras musclés.) Ça ne lui ressemble pas du tout d’agir de manière aussi impulsive.
— Et ce fameux voyageur… (Kesla reconnut la compagne de Humph : maîtresse Shargyll, la matrone qui régnait sur les cuisines de la citadelle. Elle s’essuya les mains sur son tablier couvert de taches.) Il est passé près de moi pendant que je préparais le petit déjeuner. Sa seule proximité m’a donné la chair de poule. Il y a quelque chose de malsain en lui.
— Je suis d’accord. Maître Belgan met trop d’empressement à suivre les conseils de cet inconnu. Tout à l’heure, j’ai vu Innsu se battre aux côtés des étrangers. Et quand ils sont partis, j’ai entendu un homme du désert dire qu’ils allaient rejoindre le chaman Parthus. (Humph souffla en émettant un bruit grossier, pareil à celui d’un malluk irrité.) Ça n’a pas de sens.
Kesla s’immobilisa en reconnaissant son propre sentiment dans les paroles du maître des écuries. Pouvait-elle leur faire confiance, à lui et à sa femme ? Elle aurait plus de chance de sauver Joach avec des alliés. Aussi se rapprocha-t-elle de maîtresse Shargyll.
La matrone sentit sa présence et se tourna vers elle.
— Qu’y a-t-il, mon enfant ?
Kesla leva la tête et lut la stupéfaction dans les yeux de la grosse femme.
— J’ai besoin de votre aide, chuchota-t-elle.
Maîtresse Shargyll la dévisagea, trop ébahie pour répondre. Humph se pencha vers Kesla et cligna des yeux, surpris.
La jeune fille ne savait pas comment ils réagiraient. Elle les implora du regard. Alors, Shargyll tendit un bras dodu et l’attira entre eux.
— Il ne faut pas qu’on te voie ici, ma petite Kes. Il y a du meurtre dans l’air. Beaucoup, ici, pensent que tu as trahi Alcazar.
Kesla acquiesça.
— J’ai parlé avec Symion. Je sais quels mensonges ont été semés ici, et quel mal a pris racine en maître Belgan. Ces étrangers sont venus sur ma requête, avec la bénédiction du chaman Parthus. Ce sont des alliés puissants qui souhaitent nous aider et non nous faire du mal.
— Je le savais ! s’exclama Humph un peu trop fort.
D’autres personnes leur jetèrent un coup d’œil. Shargyll déplaça son imposante masse pour dissimuler Kesla et tira la capuche de la jeune fille un peu plus bas sur son front.
— Maître Belgan est sous l’emprise de quelque enchantement ténébreux, poursuivit Kesla. Le voyageur et lui ont capturé un de mes amis. Je dois trouver où ils le retiennent. Selon le chaman Parthus, il porte l’avenir du Désert de Sable dans son sang.
— J’ai vu le jeune homme dont tu parles, chuchota Humph. Il est gravement blessé. On aurait dû le conduire aux guérisseurs. Même un prisonnier mérite d’être soigné. Cette dureté seule m’a fait douter de maître Belgan.
— Savez-vous où ils l’ont emmené ? s’enquit Kesla.
Ce fut maîtresse Shargyll qui répondit :
— Quand Dryll et Ynyian sont descendus chercher un pichet de bière, je les ai entendus dire qu’ils avaient attaché le gamin et qu’ils le retenaient dans les appartements de maître Belgan.
— Je dois aller là-bas.
— Comment pouvons-nous t’aider ? interrogea Humph.
Kesla avait appris la voie du serpent : se déplacer sans être vu, infiltrer les endroits inaccessibles, frapper comme un éclair. Mais, cette fois, elle ne s’en sortirait pas seule. Elle dévisagea gravement ses amis.
— Ça risque d’être dangereux.
Le sang de Greshym bouillonnait. Furieux, le mage noir faisait les cent pas dans la petite chambre dont les rideaux avaient été tirés pour bloquer le soleil. Il était passé si près de réussir !
Du regard, il foudroya la créature difforme qui tremblait dans un coin de la pièce. Sans l’attaque inopinée du gnome des souches, Joach aurait déjà succombé à l’attraction de la magie noire ; son esprit aurait été souillé à jamais. Une fois le gamin en son pouvoir, Greshym n’aurait eu aucun mal à accomplir le dernier geste nécessaire pour régénérer son corps décrépit et retrouver sa jeunesse d’antan.
Si près…
Appuyé sur son bâton, Greshym étudia Joach. Le jeune homme était allongé sur le lit, nu, les membres en étoile. Malgré le garrot, le sang de son poignet tranché imbibait lentement le matelas. L’hémorragie et le choc l’avaient rendu livide. Le regard vitreux, il oscillait entre conscience et évanouissement.
Les sourcils froncés, Greshym s’approcha de lui. Le gamin ne devait pas mourir. Son jeune corps si riche de magie recelait le seul espoir de libérer Greshym de sa propre déliquescence. Levant son bâton, le mage noir toucha le poignet tranché de Joach et chuchota un sort. Lentement, les veines et les artères sectionnées se refermèrent ; puis la chair recouvrit l’os exposé. La plaie déchiquetée fut bientôt remplacée par un moignon lisse.
Satisfait, Greshym guérit tout aussi facilement la blessure faite par la flèche. Il vit le corps de Joach se détendre, sa respiration devenir plus profonde. La mort avait été repoussée… pour le moment. Bien que toujours hébété, le regard du jeune homme se focalisa peu à peu.
Parfait. À présent, Greshym pouvait reprendre là où il avait été interrompu. Il cala son bâton contre le lit, puis tendit la main au seul autre occupant de la pièce.
Maître Belgan lui fit passer un poignard à lame courbe.
Les doigts de Greshym se refermèrent sur le manche de l’arme. Il existait un autre moyen de briser le gamin. Ça demanderait juste un peu plus de travail.
Joach arpentait de nouveau le désert onirique. Il se tenait nu sous le ciel sans étoiles. Du sang brouillait les empreintes qu’il laissait dans le sable. Affaibli, il titubait.
Soudain, il fut submergé par une vague de fraîcheur. C’était comme s’il venait de plonger dans les eaux bienfaisantes du lac d’Oo’shal. L’énergie apaisante se répandit dans tout son corps, se concentrant sur son poignet brûlant et son épaule enflammée. Elle était pareille à un baume qui absorbe la douleur. Avec un soupir de soulagement, Joach leva son bras et vit sa chair déchiquetée se changer en moignon lisse.
— De la magie, marmonna-t-il dans le vide du désert.
Et le vide du désert lui répondit :
— De la magie noire. Peux-tu faire la différence entre les deux ?
En pivotant, Joach aperçut une silhouette familière à ses côtés.
— Chaman Parthus ?
Le vieil homme portait sa cape rouge, dont la capuche pendait sur ses épaules. Ses yeux brillaient plus fort que jamais.
— Il est temps que tu acceptes ton héritage.
— Que voulez-vous dire ?
— Tu es un modeleur. Un sculpteur de rêves. Pour vivre, tu dois accepter ce don.
— Je ne comp…
Soudain, Joach hoqueta et se plia en deux comme une douleur atroce lui transperçait la poitrine.
Le chaman ne fit pas mine de l’aider ; il se contenta de l’observer, immobile et silencieux.
Joach examina la main qu’il avait portée à sa poitrine. Du sang coulait de ses doigts. Baissant les yeux vers son torse nu, il vit une rune s’y former lentement, tracée en lignes de douleur flamboyante.
Lorsqu’il releva les yeux, un nouveau monde se superposait au désert onirique sous la forme d’une image spectrale. Dans cet autre monde, son corps était ligoté sur un lit, dans une petite chambre. Greshym se penchait vers lui et, à l’aide d’un poignard, gravait la rune dans sa chair.
Le mage noir parut sentir que Joach l’observait. Il leva la tête.
— Enfin réveillé, gamin ? Tant mieux. Je veux que tu voies ça.
Dans le désert, Joach pivota vers le chaman Parthus. Le vieillard et les dunes alentour étaient devenus aussi intangibles que la chambre.
— Que se passe-t-il ?
— Tu te trouves à cheval entre le rêve et la réalité, Joach, dans une dimension que seul un sculpteur peut arpenter. Je ne peux pas te suivre là-bas.
Greshym paraissait avoir entendu la question, lui aussi.
— Tu me demandes ce qui se passe, gamin ? N’est-ce pas évident ? (Il brandit le poignard ensanglanté.) Ce que tu ne m’as pas donné de ton plein gré, je vais le prendre par la force. J’ai l’intention de dérober ton esprit et de le corrompre au-delà de tout espoir de rédemption. D’ici peu, tu m’appartiendras à jamais !
Comme le mage noir se remettait au travail, Joach jeta un coup d’œil désespéré au chaman Parthus.
— Aidez-moi, supplia-t-il.
L’image du vieillard continua à s’estomper.
— Je ne peux pas suivre ton chemin, Joach. Toi seul en es capable. (Levant un bras, il désigna la piste sanglante que le jeune homme avait laissée dans le sable.) Souviens-toi de ce que je t’ai enseigné. Dans le désert onirique, ton attention peut rendre les émanations tangibles. Utilise ce savoir ; invoque le pouvoir de ton sang.
— J’ignore comment…
— Le désert onirique t’a appelé. Il est temps que tu lui répondes. (Lentement, la silhouette de Parthus se dissipa.) Là où tu vas, je ne puis t’accompagner.
Joach regarda autour de lui. Le sable parut briller plus intensément. Simultanément, la petite chambre gagna en substance. Il vit Greshym tendre le poignard à maître Belgan. Dans un coin de la pièce, il repéra la créature difforme, qui léchait son flanc brûlé.
Les deux mondes se mélangeaient jusque dans ses narines ; la sécheresse immobile du désert se mêlait aux effluves de cire fondue des bougies qui se consumaient près du lit. Une seule odeur était commune aux deux dimensions : celle, cuivrée, de son propre sang.
Joach observa le sol à ses pieds. Les traces brunâtres semblaient exister simultanément dans les deux plans, répandues à la fois parmi le sable du désert et sur le sol de la chambre. Un élément commun, un lien entre les deux mondes.
Joach se remémora les paroles du chaman. Même s’il ne les comprenait toujours pas, il se concentra sur le sang versé, tentant de le rendre plus réel. Ce faisant, il sentit un peu de son esprit et de sa force lui échapper pour imprégner les taches. Celles-ci devinrent plus vives alors que le lien entre les mondes se renforçait. Joach perçut le frémissement d’un flot de pouvoir. Il voyait presque les filaments de magie s’échapper de lui pour s’enfoncer dans le sable du désert onirique. Sous ses yeux, ces filaments gagnèrent en substance. Mais qu’est-ce que ça signifiait ?
Avant que le jeune homme puisse résoudre cette énigme, des coups sourds ramenèrent son attention vers la chambre dans laquelle gisait son corps. Quelqu’un frappait à la porte. Greshym agita la main et maître Belgan lança d’une voix bourrue :
— Que voulez-vous ? Qui ose nous déranger ?
La porte s’entrouvrit. Un homme trapu se faufila dans la pièce et s’inclina.
— Je suis venu vous annoncer que nous avions chassé les étrangers. Ils battent en retraite dans les profondeurs du désert.
Belgan hocha la tête.
— Merci, Humph.
Le nouveau venu jeta un coup d’œil au prisonnier attaché sur le lit. Greshym s’en aperçut.
— Pour le persuader de nous révéler ses secrets, expliqua-t-il.
Humph acquiesça, mais une expression de dégoût passa sur son visage. Il plissa les yeux avant de se détourner. Sur un geste de lui, une grosse femme entra à son tour. Elle portait un large plateau couvert de chopes de bière, de pain et de tranches de viande rôtie.
— Je pensais que votre invité et vous aviez peut-être faim, dit Humph. Maîtresse Shargyll vous a préparé un modeste dîner.
Dans le coin, la créature recroquevillée sur elle-même leva la tête en sentant la bonne odeur de viande encore chaude. Elle se rapprocha, les narines frémissantes.
Lorsqu’elle l’aperçut, maîtresse Shargyll écarquilla les yeux et poussa un hurlement. Elle jeta son plateau dans les airs. La bière et la nourriture jaillirent très haut tandis qu’elle sortait un couteau pour repousser la bête.
— Vous n’avez rien à craindre, aboya Greshym, irrité.
Maîtresse Shargyll se tourna vers lui. La panique avait disparu de son visage, n’y laissant que de la ruse.
— Mais vous, si, répliqua-t-elle.
Et elle projeta son couteau, qui alla se planter dans l’œil gauche du vieillard.
Un long fouet apparut dans la main de Humph. Tandis que Greshym titubait en arrière, le maître des écuries fit claquer les lanières de cuir, dont les extrémités s’enroulèrent autour du bâton du mage noir. Une secousse suffit pour faire lâcher prise à ce dernier. Le bâton vola à travers la pièce et alla s’écraser contre le mur d’en face.
L’intervention n’avait pas duré plus d’un battement de cœur.
Près du lit, maître Belgan s’affaissa telle une marionnette dont on vient de couper les fils.
— Qu… que se passe-t-il ? interrogea-t-il d’une voix pâteuse. L’espoir ressurgit en Joach – mais pas pour longtemps.
Greshym se redressa. Il leva la main, et le bâton abandonné sur le sol fila vers ses doigts tendus. De l’énergie crépita le long du bois gris. Joach reconnut ce sort. Du feu incendiaire.
— Courez ! croassa-t-il.
Mais il était coincé entre deux mondes, incapable d’aider ceux qui étaient venus à son secours.
Greshym tendit son bâton, à l’extrémité duquel jaillirent des flammes noires.
— Non, gémit Joach.
Alors, une silhouette menue se faufila par le rideau situé derrière Greshym, si discrètement qu’elle ne fit pas même bruisser le tissu. C’était Kesla. Joach eut le temps d’apercevoir une fenêtre ouverte et une corde qui pendait dans le vide.
Puis la jeune fille s’élança, une dague dans chaque main. Avant que Greshym puisse réagir, elle le frappa par-derrière, plantant ses deux lames dans le cou du mage. Du sang noir jaillit des plaies.
Kesla poussa un petit cri et fit un bond en arrière. Ses mains fumaient à l’endroit où le sang de Greshym l’avait éclaboussée.
Le mage noir fit volte-face, braquant son bâton sur la jeune fille. Une énergie meurtrière crépita le long de l’instrument.
Humph attaqua de nouveau avec son fouet ; mais cette fois, quand le cuir toucha le bois gris, les lanières s’enflammèrent. Surpris, Humph grogna. Il eut juste le temps de lâcher son fouet avant que celui-ci soit incinéré.
Horrifié, Joach regarda une rose de feu noir déployer ses pétales au bout du bâton de Greshym. Les dagues plantées dans le cou du vieillard tombèrent sur le sol.
— Tu vas me payer ça ! Glapit Greshym.
Kesla recula vers le mur, les mains recroquevillées sur sa poitrine.
Une lance de feu jaillit du bâton maléfique.
Non ! Joach ne réfléchit pas. Instinctivement, il empoigna les filaments de pouvoir qui s’écoulaient de ses veines. Depuis le sable ensanglanté jaillit un poing colossal qui creva la barrière entre les mondes.
À l’instant où le feu incendiaire fusait vers Kesla, cinq doigts de sable s’ouvrirent et une paume énorme arrêta net le rayon mortel. Comme elle absorbait l’énergie ténébreuse, la main parut gagner en substance. Lorsque le flot d’énergie s’interrompit, le contrecoup projeta Greshym en arrière.
Abasourdie, Kesla demeura à l’abri derrière la main que Joach avait sculptée.
Greshym se releva avec une expression identique à celle de la jeune fille. Il glissa le long du mur pour rejoindre son hideux familier. Son œil valide détailla Joach comme s’il voyait le flux du pouvoir à travers la pièce et pouvait en distinguer la source.
— Décidément, tu es plein de surprises, gamin.
Joach modela un deuxième poing de sable. Il le dressa au-dessus de Greshym et de l’immonde créature afin de les écraser comme des mouches. Mais avant que la sculpture les atteigne, Greshym frappa le sol avec son bâton – et un tourbillon de ténèbres huileuses les engloutit, lui et son familier.
Un rire désincarné résonna dans la pièce.
— Ce n’est pas terminé, gamin !
Le poing géant heurta le mur et explosa dans une pluie de sable. Mais la première main, changée en grès solide, demeura où elle était, protégeant Kesla.
Parce que la magie ne le soutenait plus, maître Belgan s’effondra. Humph et Shargyll se précipitèrent vers lui tandis que Kesla dégainait une dague pour trancher les liens de Joach.
Elle lui toucha la joue. Ses doigts étaient frais sur la peau brûlante du jeune homme.
— Tu dois le faire sortir d’ici, lança Shargyll. Va rejoindre Parthus et les autres dans le désert.
— Comment va maître Belgan ? interrogea Kesla.
— Il est vivant, mais en mauvais état. Il lui faudra du temps pour reprendre ses esprits après avoir été aussi cruellement abusé. En attendant, il ne faut pas qu’on vous trouve ici, ton ami et toi.
L’air inquiet, Kesla hocha la tête.
Humph se redressa en détaillant la sculpture de grès.
— Descendons aux écuries. Je vous sellerai un malluk.
Avec beaucoup de douceur, Kesla enveloppa Joach dans la couverture du lit.
— Je vais avoir besoin d’aide pour le transporter. Il est encore sous le choc.
Humph se pencha et souleva le jeune homme dans ses bras musclés.
— Ne traînons pas.
Kesla saisit un coin de la couverture. Avant de le rabattre sur le visage de Joach, elle chuchota à l’oreille du jeune homme :
— Merci.
Et elle l’embrassa rapidement sur la joue.
Au contact de ses lèvres, Joach perdit toute prise sur la réalité. Sa conscience s’évanouit. De nouveau, il partit à la dérive dans le désert onirique. Le sable brillait de plus en plus fort, et le chaman Parthus réapparut près de lui.
— Tu t’es bien débrouillé, Joach, le félicita-t-il avec un sourire satisfait. Maintenant, dors.
— Mais…
— Dors. D’ici, la route mène jusqu’au Mur du Sud… jusqu’à Tular. Tu dois te reposer avant d’y arriver. Dors, sculpteur.
Puisqu’on lui en donnait la permission, Joach cessa de lutter. Le désert onirique s’estompa autour de lui. Il sombra dans un sommeil si profond que même les rêves n’y avaient pas cours. Pourtant, un souvenir l’accompagna dans les ténèbres insondables de son esprit : le doux contact des lèvres de Kesla.